Lendemains de 14-18 : les monuments aux morts

Par Jean-Yves COULON
Historien de l’art, doctorant

Monument aux morts à Vitré

L’image que la mémoire collective a conservé de la Première Guerre mondiale est celle d’une guerre de tranchées où se sont entassés des milliers d’hommes dans l’attente d’attaques et de contre-attaques terriblement meurtrières. Cette guerre a touché toutes les communes de France.

La Bretagne, profondément rurale a été une grande pourvoyeuse de fantassins, d’artilleurs et de marins issus de la paysannerie et c’est précisément dans cette catégorie que se comptera la grande majorité des victimes.

Comme on se retrouve socialement dans la mort, on va se retrouver localement, après la guerre : autour du monument.

Avec la création à Rennes en 1881 d’une Ecole supérieure des beaux-arts, toute une génération de sculpteurs née dans le dernier quart du XIXè siècle reçut un enseignement d’excellent niveau complété généralement par un passage plus ou moins long dans des ateliers parisiens réputés comme ceux de Falguière ou de Mercié.

Aussi, au lendemain de la guerre en Bretagne, une pléiade d’artistes, revendiquant leur appartenance à la région qui les a vus naître, se met-elle à décorer des monuments aux morts en s’efforçant de faire la jonction entre ce qu’on leur demande de traduire dans la pierre ou dans le bronze, ce qu’ils ressentent de la réalité locale et l’enseignement qu’ils ont acquis de leurs maîtres parisiens ou de leurs professeurs de l’Ecole des beaux-arts.

Si quantitativement le nombre de monuments issus d’une création originale de qualité est, sur un plan national, peu nombreux par région, la Bretagne constitue une véritable exception. Il s’y développe en effet, entre 1919 et 1925, un art sculptural original, soit académique, soit moderne, s’inscrivant dans le prolongement de cette tradition ancienne ininterrompue de construction d’édifices liés étroitement à la morts (calvaires, ossuaires, enclos) et dans des matériaux prioritairement locaux (granite, kersantite pour la Bretagne granitique, pierre blanche pour la Bretagne calcaire).

On y trouve ainsi des artistes comme Jean Boucher, chef de file d’un certain académisme, auteur notamment (1) du monument aux morts de Vitré, copie conforme (comme également à Saint-Pierre-de-la-Réunion) de ce soldat viril qu’il sculpta pour le monument de la rue Bonaparte aux anciens élèves de l’Ecole nationale des beaux-arts de Paris morts à la guerre, et dont la maquette originale se trouve aujourd’hui dans une salle du sommet de l’Arc de Triomphe, Rivière (Legé, La Chapelle-Basse-Mer, Héric, …), Perraud (Ponchâteau, Sautron, Varades, …), etc… réalisant leurs oeuvres à partir de maquettes confiées ensuite, pour la taille grandeur nature, à un praticien.

Mais on y trouve aussi de nombreux artistes, presque toujours d’origine locale, souvent plus jeunes, qui, influencés par les idées et certains enseignements reçus, pratiquent la « taille directe », c’est à dire une sculpture faite directement par la main de son auteur en tirant parti de la matière utilisée (bois, pierre) : Armel Beaufils (Saint-Briac, Fougères, Saint-Servan, …), Francis Renaud (Tréguier, Saint-Brieuc, …), René Quillivic (Plozévet, Saint-Pol-de-Léon, Pont-Scorff, …), Louis Nicot (Guémené-Penfao, Montfort-sur-Meu, …), Bourget (Pacé, Le Grand-Fougeray, …), Emmanuel Guérin (Chartres-de-Bretagne, Bédée, Saint-Gilles, …), etc…

Toutes les oeuvres de ces auteurs sont empreintes d’une volonté de se rattacher à la réalité régionale. Il ne faut oublier que la première qualité qui était demandée à un statuaire par le commanditaire comme par le public était d’abord une capacité à traduire dans la pierre ou dans le bronze toute la charge émotionnelle issue de la guerre et ressentie par le groupe local.
En ce sens les sculpteurs ont parlé à leurs contemporains avec le langage que ces derniers connaissaient, qu’ils étaient capables de recevoir, de comprendre, et par lequel ils pouvaient être émus, « réactivés » dans le souvenir. D’où rappel, dans cette statuaire de l’après-guerre, de la tradition empreinte cependant, dans bon nombre de cas, d’une véritable modernité annonçant déjà le mouvement des Seiz Breur.

Il n’était pas pensable dans un tel esprit de faire appel à des sculpteurs futuristes qui pourtant, depuis 1907, s’activaient à renouveler l’art de la taille. Dans une ambiance de montée du nationalisme et de racisme larvé, faire appel à ces innovateurs si décriés ne pouvait être que source de rejet, surtout si l’artiste avait un nom à consonance étrangère. Il en ira tout autrement au lendemain de la seconde guerre mondiale pour ce même type de monuments.

Exemple parfait de la statuaire descriptive, et celle de Jean Boucher en est la limpide illustration, l’iconographie des monuments aux morts de cette époque des cinq départements bretons comporte des exemples de sculpture pas aussi médiocre qu’on a bien voulu le dire. Elle a constitué en Bretagne le dernier sursaut d’une statuaire figurative à grande échelle.

Finalement , la guerre a été le tremplin d’un développement d’une spécificité artistique bretonne qui a servi, dans notre région, de creuset opérationnel à toute une réflexion sur le retour aux sources qui avait été entamé bien avant la première guerre mondiale. Elle n’a pas seulement eu le soutien des régionalistes les plus conservateurs. Implantée dans les lieux de la quotidienneté, lisible au premier degré par les petites gens, cette statuaire a joui d’une remarquable considération populaire et a rencontré un assentiment général renforçant du même coup la fierté et le sentiment local.

Aujourd’hui ces monuments sont devenus des lieux de mémoire. Certains sont en outre des oeuvres d’art. Un double regard qu’on peut utilement effectuer !

(1) Outre ces sites, Jean Boucher est l’auteur des monuments aux morts de Verdun, de l’Ecole Saint-Cyr et de Combourg. Par ailleurs certaines de ses oeuvres ont été « récupérées » a posteriori pour être intégrées à un monument aux mort comme par exemple à Mayenne ou à Hédé depuis les années 1970.

J-Y COULON
Rennes, le 16.III.03